Marivaux : Les jeux de l'amour et du théâtre
« J’ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour lorsqu’il craint de se montrer et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d’une de ces niches.» 1
L’amour est au centre du théâtre de Marivaux. Les titres de ses comédies - Le Triomphe de l’amour (1720), La Surprise de l’amour (1722), Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) - en sont la preuve. Peindre et analyser les sentiments humains, « débusquer » les secrets du cœur : tel est le projet du dramaturge. Et il n’existe pas de meilleur laboratoire qu’une scène de théâtre pour en faire l’expérience.
L’amour selon Marivaux est un sentiment qui se cache ou que l’on se cache. Un sentiment dont la naissance est secrète et dont la révélation est comme un coup de théâtre sur la scène du cœur humain. Dès lors, la comédie marivaudienne se fixe comme but de montrer ce jeu de cache-cache dans ses subtilités, ses raffinements, ses cruautés parfois. A chaque scène nouvelle correspond une nouvelle étape du mouvement des sentiments et le spectateur assiste au déroulement simultané de la mécanique théâtrale et de la mécanique complexe de l’amour.
Mais l’art de Marivaux fait du thème de l’amour le terrain d’une triple exploration.
Il nous invite tout d’abord à la découverte du cœur humain à travers les surprises de l’amour qu’éprouvent ses personnages : naissance de l’amour, retour de la conscience sur le sentiment, inconstance du cœur humain. Tels sont les thèmes majeurs de ses comédies où le sentiment amoureux naît souvent dans des cœurs qui s’y refusent.
Marivaux nous propose aussi de démasquer l’amour-propre, cette « puissance » de la vanité qui règne dans les relations humaines. Il nous montre admirablement les contradictions qui existent entre les conventions du monde et nos sentiments profonds. Jeux de l’amour, les pièces de Marivaux sont aussi des jeux de vérité. Dans chaque pièce l’intrigue repose sur une «épreuve » que les personnages s’imposent afin de révéler les véritables désirs au-delà des incertitudes de la parole et des rôles que les conventions sociales nous obligent à jouer.
La troisième découverte que nous offre ce théâtre est celle du langage. La dramaturgie marivaudienne en explore toutes les possibilités : ce langage qui cache et avoue, ce langage qui est à la fois une arme et un masque. Langage vivant qui prend les couleurs badines d’une conversation de salon pour se transformer l’instant d’après en un dialogue âpre et violent. Echange à demi-mot plein de suggestion et d’incompréhension ou joute verbale riche en effets comiques : « Avouer ce que l’on ne veut même pas s’avouer, exprimer ce que personne n’a jamais su exprimer auparavant, tels sont les deux aspects fondamentaux du marivaudage»2, écrit Frédéric Deloffre, qui analyse les subtilités du dialogue dans les pièces de Marivaux.
L’amour comme le théâtre est donc un jeu, un jeu « sérieux » grâce auquel les personnages se révèlent aux autres et à eux-mêmes, une illusion nécessaire pour que la vérité éclate. Et c’est souvent le déguisement, le travestissement, qui permet la révélation. On retrouve dans les comédies de Marivaux une mécanique fréquente du théâtre : l’échange des rôles. Les maîtres jouent le rôle des valets ; les valets endossent l’habit des maîtres. Et chacun se contemple «joué » par un autre dans le miroir créé par la magie théâtrale. Marivaux bouscule ainsi la définition de l’échelle sociale et donne à réfléchir sur les valeurs et la signification qu’on y attache. Ses pièces lui permettent d’exprimer une philosophie de la société qui redéfinit les relations entre dominants et dominés, maîtres et esclaves, seigneurs et paysans, hommes et femmes. Il faut lever ce masque, nous dit-il, cette représentation de l’existence sociale fondée sur l’apparence et parfois le mensonge. Le théâtre devient le lieu d’une cérémonie presque rituelle : il permet de dévoiler les âmes. Cette cérémonie est nécessaire au bonheur, qui ne saurait se passer de sincérité. En remettant en cause la fixité des statuts dans la société, il permet ainsi la naissance d’une vérité nouvelle, d’autant plus lumineuse qu’elle est plus surprenante : celle du cœur.
Anouk Jurado - agrégé de lettres
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1_Marivaux cité par d’Alembert dans son Eloge de Marivaux
2_Deloffre : Marivaux et le marivaudage, une préciosité nouvelle (p. 8)